Comment redonner un peu de couleurs à la ville?? Lorsqu'en 2012, l'architecte Charles-Henri Tachon découvre à Paris (XIVe) la parcelle isolée qu'occupera la résidence sociale à la conception de laquelle il concourt, il résume son impression d'un simple mot : « hostile ». « Coincé entre le périphérique parisien, les voies SNCF de la gare Montparnasse et de monotones résidences des années 60, le futur bâtiment de neuf étages, destiné à accueillir 86 logements, une antenne des Restos du coeur et un centre de formation, s'insérait dans un contexte urbain plutôt triste, se rappelle-t-il. Pour redonner un côté aimable au site, il paraissait intéressant d'y amener de la couleur, et donc de la lumière. Le béton brut gris n'aurait pas arrangé la situation... » C'est ainsi que l'architecte décide que la grille structurelle formant la façade du futur bâtiment serait de couleur bleu clair. « Le bleu n'est pas tranchant comme le rouge, c'est une couleur consensuelle mais qui affirme joyeusement sa présence dans son environnement », justifie-t-il. Pour maintenir la « vérité structurelle » du bâtiment au cours des années, Charles-Henri Tachon souhaitait que le béton soit teinté dans la masse. « Outre son côté lisse, une simple lasure aurait révélé le gris du béton à la première ébréchure », assure l'architecte, qui voulait également que le béton soit coulé en place. « Nous aurions pu opter pour de la préfabrication, mais le rendu final aurait manqué d'unité structurelle, notamment par la multiplication des joints de construction. » L'architecte tenait également à ce que le parement garde une certaine « rusticité », pour mettre en avant le côté « artisanal » du travail des compagnons.
UN PROCESSUS QUALITÉ EXIGEANT
Ces orientations esthétiques claires et fortes ont eu des implications techniques majeures pour l'entreprise de gros oeuvre. « Lorsqu'on coule des structures en béton coloré apparent, il n'y a pas de droit à l'erreur : soit le résultat est parfait, soit nous devons les casser et tout recommencer?! », résume Christian Accorsi, directeur de l'entreprise générale AMT (Wissous, Essonne), en charge des travaux. Le moindre défaut d'homogénéité des teintes ou des raccords entre éléments est en effet visible et ne pardonne pas. Alors, pour éviter les non-conformités, l'entreprise a mis en place un processus qualité sur l'ensemble de la chaîne de production du béton.
« Tout a commencé dans le laboratoire de notre fournisseur Cemex, commente Christian Accorsi. En lien avec l'architecte, de nombreux allers-retours ont été nécessaires pour trouver la formulation et le dosage optimal en pigments de cobalt bleu. » Au démarrage, des essais ont été réalisés en mélangeant les pigments avec du ciment gris additionné de cendres claires. « Mais le résultat n'était pas satisfaisant, la teinte virait au bleu grisâtre », se souvient Christian Accorsi. Le choix s'oriente alors vers un ciment blanc, dont la clarté permet d'obtenir un bleu à la fois intense et peu saturé. Finalement, c'est un béton de ciment blanc, de consistance fluide (S4) mais pas autoplaçant, comprenant 6 kg de pigment au m3, qui a été retenu. Malgré les surcoûts induits par le choix de pigments de cobalt - rarement utilisés et relativement chers - et du ciment blanc, plus onéreux qu'un classique clinker, Charles-Henri Tachon l'assure : « Nous avons su rester dans l'enveloppe financière allouée par la RIVP1), notre maître d'ouvrage. »
Une fois la formule de béton adoptée, il s'agissait de la fabriquer dans la centrale à béton. « Afin de s'adapter à nos contraintes, le bétonneur devait stopper sa production quotidienne pour procéder au lavage intégral de ses malaxeurs et de ses toupies, avant de démarrer la production du béton bleu. Pour assurer la régularité du dosage, nous avions mis au point des 'dosettes' de 2 kg qu'il suffisait d'ajouter en nombre suffisant dans le malaxeur », décrit Christian Accorsi. Enfin, pour que la perturbation induite par cette rupture de charge soit minimale pour le bétonneur, la production de béton bleu était programmée entre 12 et 14 heures, la livraison sur chantier étant assurée dans la foulée par un camion toupie dédié.
UNE ÉQUIPE IMPLIQUÉE
C'est ensuite sur le chantier que se déroulait l'étape la plus délicate, celle de la mise en oeuvre. « Pour faire du beau béton, et en particulier du béton coloré, il faut en être amoureux, s'enthousiasme Christian Accorsi. C'est heureusement le cas de nos équipes. Du compagnon au conducteur de travaux en passant par le chef de chantier, tous se sont impliqués pour soigner la qualité de rendu. » Il fallait par exemple s'assurer que les bétons soient suffisamment vibrés à chaque passe, mais également que les reprises de bétonnage soient les plus discrètes possibles, en limitant notamment les fuites de laitance entre deux panneaux. « Avec l'équipe de maîtrise d'oeuvre, nous avons défini en amont du chantier une méthode de rotation des coffrages qui permettait de tenir les cadences tout en garantissant les niveaux de finition attendus », précise l'entrepreneur. La recette semble avoir fonctionné puisque, hormis un voile imparfait démoli au démarrage du chantier, l'entreprise a su relever le challenge de la qualité et des délais sans anicroche, à la plus grande satisfaction de Charles-Henri Tachon. L'architecte estime que « la réussite du chantier tient en grande partie dans la relation constructive, fondée sur l'exigence et le respect mutuel, que nous avons pu nouer avec l'entreprise générale ».
Alors que ce chantier de 20 mois (pour 8 millions d'euros HT de travaux) a été livré fin novembre 2018, l'entreprise et l'architecte sont à l'oeuvre sur d'autres projets de béton coloré. À Paris, c'est du béton rouge teinté dans la masse que Charles-Henri Tachon a choisi pour fondre la façade d'un bâtiment dans son environnement d'immeubles en briques... rouges(2), évidemment?!
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Régie immobilière de la ville de Paris.
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Programme de 22 logements à la Caserne de Reuilly pour Paris Habitat OPH.