Que signifie l'arrivée de l'intelligence artificielle dans l'univers des métiers ?
Nous sommes en train d'entrer dans la troisième étape du numérique. Au cours de la première, à partir des années 80, l'écran a remplacé ce que l'on faisait auparavant avec un papier et un crayon, et on a vu se développer les robots à géométrie humaine. Dans la seconde phase, ces outils logiciels et les robots de nouvelle génération ont commencé à transformer les process de production. Avec l'intelligence artificielle, nous entrons dans ce que j'appelle la « robolution » : l'introduction d'assistants logiciels et matériels qui vont devenir omniprésents dans notre vie quotidienne, personnelle comme professionnelle.
C'est l'aboutissement d'une chaçne logique à l'œuvre depuis le début de la révolution industrielle. L'outil a amélioré la dextérité humaine, la machine a apporté la puissance, et le numérique augmente aujourd'hui l'intelligence humaine. à chaque fois surgit la même crainte : la machine va-t-elle me prendre mon métier ? En réalité, elle a augmenté la productivité et réduit la pénibilité, et avec la robolution, elle va élargir considérablement le champ de la créativité humaine, en ouvrant la voie à des réalisations impossibles à faire avec les méthodes et les outils traditionnels.
Comment cette transformation va-t-elle impacter, selon vous, le secteur du bâtiment ?
Elle est déjà à l'œuvre avec le BIM, qui va s'étendre à tous les projets. Avoir un modèle virtuel de son pavillon sera aussi naturel demain que pour une tour aujourd'hui. Surtout, grâce à la robotique et aux capteurs, va s'ajouter à la maquette numérique toute l'intelligence du bâtiment. J'ai vu fonctionner par exemple des prototypes avec lesquels la ventilation s'effectue de façon totalement indépendante : c'est le bâtiment lui-même qui devient intelligent grâce aux capteurs qui mesurent les températures et les flux d'air, commandent les ouvertures, et optimisent finalement la gestion de l'énergie et de la qualité de l'air. Dans cette évolution vers le bâtiment intelligent, il ne faudra pas se contenter de dire : « on va rajouter telle application, tel capteur qui aura telle fonction », car on se focaliserait alors sur un dispositif, au lieu de considérer le bâtiment dans son ensemble. Nous sommes bien dans une révolution systémique. Comme dans l'industrie, les bâtiments vont entrer dans l'ère des systèmes cyber-physiques, où l'accent est mis sur le lien entre éléments informatiques et physiques, dans un fonctionnement totalement fluide, ce qui augmentera considérablement l'autonomie et la capacité d'adaptation du système bâtiment. En somme, les bâtiments auront un cerveau où toutes les fonctions seront regroupées et gérées en cohérence - par exemple, en récupérant l'énergie d'une fonction pour en alimenter une autre. Et puis, la robolution va aller de pair avec l'innovation dans les matériaux. Regardez l'impression 3D en béton : on en sourit aujourd'hui, mais c'est une technologie qui, demain, permettra à la fois de produire en grande série, avec des coûts rationalisés, et de réaliser des formes et des ouvrages ultrasophistiqués, sachant que l'imagination humaine est sans limites.
N'est-ce pas la ville dans son ensemble qui va se transformer ?
Tout à fait ! Le bâtiment fera partie d'un système plus grand qui est la ville intelligente, et il va évoluer en même temps que son écosystème urbain. On voit déjà des usines revenir au milieu de la ville, avec des équipements propres et silencieux ; demain, si elles sont robotisées, rien n'empêchera de les enterrer. La mobilité autonome et partagée va aussi transformer la ville : le véhicule personnel aura de moins en moins de sens, il y aura beaucoup moins de voitures en circulation, on pourra reconquérir les parkings souterrains, devenus inutiles, et repenser les surfaces urbaines consacrées aujourd'hui à la voiture, avec une structuration très différente des voiries et des espaces redonnés aux passants.
L'enjeu essentiel de la fluidité va remodeler ainsi la géographie de la ville, et toutes ces évolutions auront une incidence sur les bâtiments. On peut aussi imaginer, avec la densification urbaine, des grands ensembles équipés d'ascenseurs qui ne seront plus seulement verticaux mais également horizontaux, ou encore des tours dotées en étages de quais de livraison par drone, comme dans les films de science-fiction...
À un horizon plus proche, comment imaginez-vous l'évolution des métiers du bâtiment ?
Certaines tâches, en particulier les plus pénibles, vont être totalement déléguées à des robots - dans vingt ans, on ne trouvera pas beaucoup de gens travaillant au marteau-piqueur. Dans des filières comme la déconstruction et le recyclage, les machines robotisées vont considérablement aider au retraitement des ressources, en optimisant les solutions d'économie circulaire, ce qui les rendra économiquement viables.
De nouveaux métiers vont apparaçtre, par exemple pour assurer la coordination des capteurs d'un bâtiment. Les devis comporteront un poste robotique, de la même manière qu'on inclut aujourd'hui un poste électricité ou plomberie. Tous les métiers vont devoir évoluer pour intégrer les nouvelles technologies, en collaborant entre eux de façon beaucoup plus transversale et interactive, et en se mettant en état de veille permanente sur les matériaux et produits numériques qui seront proposés.
Les entreprises du bâtiment sont-elles préparées selon vous à de telles innovations ?
Mais elles font déjà de l'innovation tous les jours sans le savoir, car chaque projet est un prototype ! Le bâtiment est un secteur paradoxal, qui revendique des savoir-faire traditionnels tout en étant capable de beaucoup d'innovations, comme on le voit avec le foisonnement d'expérimentations en cours. La bonne attitude, ce n'est donc pas de se dire que c'était mieux avant, de prendre prétexte des normes pour ne pas bouger, mais d'être dans une démarche volontariste, en s'ouvrant positivement à toutes ces transformations.
Le défi de notre époque me fait penser à l'ère des cathédrales : l'incroyable science de la maçonnerie qui a été inventée pour ces immenses vaisseaux a fait évoluer ensuite l'ensemble des façons de construire. La révolution de l'intelligence augmentée est tout aussi passionnante, et les expérimentations actuelles bénéficieront demain à tous les bâtiments !
Bruno Bonnell a consacré toute sa carrière d’entrepreneur aux technologies numériques. Cofondateur d’Infogrames, il a dirigé les sociétés Atari, Robopolis, et créé un fonds d’investissement dédié à la robotique. Il est également président du conseil de surveillance de l’EMLyon Business School, et depuis 2017, député La République En Marche de la 6e circonscription du Rhône. Bruno Bonnell fait partie des personnalités auditionnées par la FFB dans
le cadre du groupe de travail « Intelligence artificielle et bâtiment ».