« Chaque mode constructif a ses spécificités et sa cohérence, à moduler selon les usages des bâtiments. »
Diplômé de l’école d’architecture de Lyon, titulaire d’un DESS d’urbanisme et d’un DEA de sociologie urbaine, Jean-Michel Woulkoff a fondé à la fin des années quatre-vingt l’agence lyonnaise DWA, qui emploie aujourd’hui une vingtaine de salariés. Engagé dès le début de son activité professionnelle dans une mission syndicale à l’échelle départementale puis régionale, il a été élu en octobre 2019 président de l’Union nationale des syndicats français d’architectes.
Comment les architectes s'approprient-ils les technologies numériques, au sein de leur profession et avec leurs partenaires de la construction ?
Dans la suite logique des outils informatiques et de la 3D, la maîtrise d'œuvre s'est beaucoup investie ces dernières années dans la maquette numérique et le BIM. On estime que la profession est aujourd'hui équipée à 40 %, y compris dans les petites structures. C'est même devenu un critère d'embauche dans nos agences. Nous constatons que le basculement vers la maquette numérique est aussi en cours, côté maîtrise d'ouvrage, chez les grands donneurs d'ordres - les conseils régionaux et départementaux, les principaux acteurs de l'habitat social, etc. Du côté des entreprises, les grandes sont très engagées, les PME s'y mettent progressivement, car elles y voient un outil de performance, mais il y a un vrai sujet de vigilance avec les très petites entreprises et les artisans, dont le niveau d'équipement est encore faible. Il est essentiel de les accompagner, de les aider à se former. Le risque, sinon, est de voir se creuser un écart entre les entreprises en capacité de répondre aux appels d'offres incluant la maquette numérique, en particulier dans les marchés publics, et les autres. De manière générale, c'est toute la chaîne de conception et de construction qui doit monter en compétences pour s'approprier ces nouveaux outils numériques, ce qui pose la question de la formation initiale et surtout continue, pour embarquer l'ensemble des collaborateurs. Avec les nouvelles technologies et la transformation des métiers du bâtiment, il peut y avoir une vraie proposition de parcours professionnels et d'évolution dans l'entreprise, ce qui est essentiel pour attirer les jeunes vers le secteur.
Qu'est-ce que la maquette numérique et le BIM changent dans vos façons de travailler, et avec quels bénéfices ?
On consacre plus de temps à la phase d'études. La maquette numérique demande un niveau de précision et un investissement en temps qui amène à rebattre les cartes dans la ventilation de nos missions, en désignant notamment un « BIM manager » qui va réguler l'intervention des différents acteurs. On y gagne en fluidité et en qualité de relation, non seulement entre les cotraitants de la maîtrise d'œuvre - architectes, ingénieurs, économistes, paysagistes, etc. - mais aussi avec les entreprises. Le dialogue avec elles est plus riche. On peut avoir, dès l'amont des projets, des discussions sur la mise en œuvre, que l'on avait seulement en phase chantier auparavant. Avec la maquette numérique, chacun peut visualiser et disséquer les détails du projet, l'entreprise peut approfondir plus tôt les études d'exécution. On constate aussi une diminution des sources d'erreurs et une plus grande facilité pour modifier les éléments d'un projet : si on rajoute une fenêtre sur une façade, le descriptif et l'ensemble des éléments chaînés avec la maquette numérique sont mis à jour automatiquement.
Comment répondre à l'enjeu de la rénovation énergétique, qui va aller croissant avec la lutte contre le changement climatique ?
C'est effectivement un enjeu majeur, en particulier en France où le parc de maisons individuelles, de copropriétés et de logements sociaux date pour une large part des deux décennies d'intense construction après la Seconde Guerre mondiale. Les pouvoirs publics prennent aujourd'hui de nombreuses initiatives pour inciter à rénover massivement ce parc, mais on ne traitera efficacement le sujet qu'en ayant une vision globale de la rénovation énergétique, et pas en collant simplement un isolant sur une façade. Il faut analyser la dimension architecturale et patrimoniale des bâtiments, et prendre en compte toutes les composantes qui contribuent à leur performance énergétique. Dans cette démarche, associer les compétences de la maîtrise d'œuvre et des entreprises peut être un vrai atout. Je souhaite que nous réfléchissions ensemble à des opérations pilotes, dans le cadre de groupements, pour être en mesure d'apporter des réponses coordonnées et cohérentes à ce défi de la performance énergétique. Nous devons aussi explorer davantage, comme la loi Elan nous y incite sans aller toujours assez loin à mon sens, les solutions qui optimisent à la fois la performance énergétique et l'espace à vivre dans les logements, en réalisant des extensions, des surélévations, ou en travaillant sur l'épaisseur du bâtiment pour créer des espaces extérieurs. La législation et les plans locaux d'urbanisme poussent à juste titre à limiter l'étalement urbain, qui est une impasse à la fois écologique, car on détruit des terres arables, mais aussi économique pour les collectivités qui doivent financer des infrastructures toujours plus importantes pour desservir les zones urbanisées. Les opérations de rénovation peuvent aussi répondre à cette problématique, en contribuant à densifier les centres-villes.
Quelles évolutions architecturales vont entraîner selon vous le développement et la densification des villes ?
On va aller de plus en plus vers la mixité urbaine et la mixité des usages des bâtiments. Le modèle historique de la ville découpée en zones distinctes dédiées à l'habitat, au travail, aux centres commerciaux en périphérie, a du plomb dans l'aile. Le numérique change les façons de consommer, avec les questions de logistique que cela soulève. De nouvelles formes d'habitat - notamment l'habitat partagé chez les jeunes et les personnes âgées - vont se développer. Pour s'adapter à ces évolutions de la ville, les bâtiments devront eux-mêmes être évolutifs, pour pouvoir accueillir une diversité de fonctions ou changer de destination au fil du temps, beaucoup plus facilement qu'aujourd'hui. Dans les pays nordiques, par exemple, il est courant de trouver dans un même bâtiment une école au rez-de-chaussée, des logements en étages et la cour de récréation sur le toit. Cette mixité des usages, qui a d'ailleurs caractérisé par le passé le modèle haussmannien, incitera à réfléchir différemment à toutes les strates que l'on pourra construire, en infrastructure et en superstructure. Les bâtiments vont gagner ainsi en résilience, mais il faudra que les règles d'urbanisme évoluent pour offrir plus de souplesse, en s'affranchissant des gabarits et des normes qui poussent encore trop à l'uniformité.
Dans ce contexte, comme voyez-vous évoluer les techniques de construction ?
En centre-ville, où l'on a très peu de place pour les installations de chantier et le stockage des matériaux, on va voir se développer la préfabrication, par exemple pour rajouter une seconde peau à un bâtiment. En rénovation, c'est une solution qui intéresse de plus en plus les collectivités et les bailleurs : les nuisances de chantier sont réduites, on peut faire des opérations à tiroirs, travailler sur des modules, et la technologie permet aujourd'hui de fabriquer un produit industriellement tout en faisant du sur-mesure, bien loin des maisons préfabriquées d'autrefois. On va aussi vers une diversification des modes de construction. Actuellement, on construit des tours de bureaux en acier et des tours d'habitation en béton, mais rien n'est figé en la matière et d'ailleurs, on sait déjà réaliser des immeubles de grande hauteur à ossature bois. Chaque mode constructif a ses spécificités et sa cohérence, à moduler selon les usages des bâtiments. Les maîtres d'ouvrage se montrent aujourd'hui plus ouverts dans ce domaine, ce qui élargit le champ de conception pour les architectes et développe les filières pour les entreprises. En conclusion, nous vivons une période où l'appétence pour l'architecture n'a jamais été aussi forte. Certes, avec la multiplicité des normes, des réglementations et des intervenants, il est de plus en plus complexe de monter une opération et de la mener à son terme. Mais dans le même temps, les possibilités techniques n'ont jamais été aussi grandes et les marges de créativité aussi importantes !