Il faut imaginer un bâtiment géant de 70 m de haut et 360 m de long, comptant quelque 200 escaliers, 3 500 m de garde-corps ou encore 2 500 baies coulissantes. Ces chiffres qui donnent le vertige traduisent la (dé)mesure des paquebots géants ultramodernes fabriqués sur les Chantiers de l’Atlantique, à Saint-Nazaire (Loire-Atlantique), dont le plus récent, le Wonder of the Seas, a été mis en service en novembre 2021.
Ces constructions d’un autre genre, certaines entreprises de bâtiment s’en sont fait une spécialité. C’est notamment le cas de CMR – Constructions métalliques Richard, une entreprise familiale basée à La Chapelle-Heulin (Loire-Atlantique), près de Nantes. « Parallèlement à notre activité historique de bâtiment, nous nous sommes développés dans la construction navale, d’abord sur les Chantiers Dubigeon de Nantes puis, après leur fermeture en 1987, sur les Chantiers de l’Atlantique », décrit Louis Richard, P-DG de CMR. L’entreprise de métallerie fabrique dans son atelier des éléments d’aménagement sur mesure – escaliers décorés, ouvrages spécifiques en métal et en verre, garde-corps vitrés – qu’elle installe ensuite directement sur les blocs qui constituent la structure du paquebot.
Une culture industrielle très forte
« Le monde de la construction navale diffère de celui du bâtiment, d’abord par sa culture industrielle très forte », poursuit Louis Richard. Un bateau se construit bloc par bloc, comme un jeu de Lego millimétré : la succession des tâches des différents corps d’état est parfaitement planifiée à l’avance par le maître d’œuvre, afin de prévenir toute présence de grain de sable dans les rouages bien huilés. « Autrement dit, sur un chantier naval, nous n’avons pas le droit à l’erreur, et notre planning, notre organisation et nos méthodes doivent être parfaitement calés à l’avance », explique l’entrepreneur. Avantage de cette culture industrielle : la visibilité. L’activité navale apporte en effet un plan de charge sur plusieurs années : « Lorsque l’on signe pour un bateau, on signe en réalité pour une série de bateaux, ce qui permet de garnir notre carnet de commandes sur trois ans, et jusqu’à sept ans lorsque les tranches conditionnelles sont validées, analyse Louis Richard. Cette grande visibilité permet de nous structurer, d’investir en ressources humaines et techniques pour répondre à la demande. En revanche, lorsqu’on a signé un contrat, il faut l’assumer jusqu’au bout, sinon de lourdes pénalités tombent… et elles sont appliquées ! »
Des marges d’erreur millimétriques…
Ce constat de grande rigueur est partagé par Paul-Emmanuel Champs, président de l’entreprise familiale Agencement Paul Champs, basée à Guipavas (Finistère). Spécialisée dans les travaux d’agencement (commerces, bâtiments tertiaires), elle est historiquement active sur les chantiers de Saint-Nazaire, puisqu’elle a œuvré sur la totalité des paquebots qui en sont sortis depuis 1983, soit plus de cinquante unités. L’entreprise intervient sur l’aménagement des espaces publics des navires : atriums, restaurants, spa ou salles de spectacles. « Sur un chantier naval, on travaille avec une marge d’erreur
millimétrique », souligne le chef d’entreprise, dont les équipes installent dans les locaux « bruts de tôle » les faux plafonds, les cloisons, les sols, ainsi que les bars, les banquettes et tout le mobilier qu’elle réalise sur mesure dans son atelier. « C’est pour garantir cette précision que la quasi-totalité des éléments sont préfabriqués avant d’être montés à bord », ajoute-t-il.
… et des normes techniques très exigeantes
Outre cette exigence d’organisation, le monde de la construction navale diffère de celui du bâtiment par ses règles de l’art. « Les normes techniques sont celles issues de la convention Solas [International Convention for the Safety of Life at Sea] de la Lloyd’s, précise Paul-Emmanuel Champs, et sont beaucoup plus contraignantes que dans le bâtiment, notamment vis-à-vis de la tenue au feu. » Ainsi, sur un navire, tous les matériaux sont non combustibles, ce qui exclut de fait la présence de bois – « sauf pour les mobiliers mobiles ou pouvant être facilement enlevés de la zone », indique Paul-Emmanuel Champs. Les lames de panneaux des cloisons sont, par exemple, constituées d’aggloméré de roche compressée, et non de particules de bois.
Les matériaux utilisés doivent également pouvoir résister aux efforts liés aux mouvements libres du bateau sur la mer et aux vibrations générées par le moteur : « Lorsque le paquebot avance et tangue, tout doit rester immobile à
l’intérieur ! » synthétise Louis Richard. Les procédés de mise en œuvre sont adaptés à ces contraintes : ainsi, les cloisons sont accrochées – et non pas vissées – sur des structures tubulaires métalliques de grosse section, et sont pourvues en pied et en tête de coussins acoustiques antivibratiles.
L’expérience accumulée sur les chantiers navals sert l’activité bâtiment de ces deux entreprises : « Nos chantiers de bâtiment sont préparés avec plus de rigueur en amont, et les méthodes sont optimisées afin de minimiser les risques d’aléas durant la construction », explique Paul-Emmanuel Champs. « De manière plus globale, si les entrepreneurs de bâtiment veulent que le principe de l’allotissement des marchés de travaux, de plus en plus menacé, soit conservé, nous devons absolument acquérir une culture industrielle digne de ce nom », estime pour sa part Louis Richard.